jeudi 21 avril 2016

"ils voulaient devenir colons agricoles en Algérie", une conférence donnée par Bernard Giraudy

l'année dernière, Bernard Giraudy a donné une conférence passionnante sur ces gens de LA FERRIERE qui ont tenté l'aventure en Algérie au début de la colonisation, à partir de 1830. Voici l'essentiel de cette conférence, certes avec quelques retards, mais c'est bien connu, il n'est jamais trop tard pour bien faire.


Ils voulaient devenir « colons agricoles » en Algérie


Du rêve à la réalité


Dans la Pays d’Allevard, il y a une vallée de montagne, la vallée du Haut Bréda, connue depuis l’an mil pour ses mines de fer. Mais progressivement pendant le XIX° siècle, ces mines sont fermées : d’abord, les plus difficiles à exploiter, celles de La Ferrière, puis plus tard, celles de Pinsot et enfin celles proches d’Allevard. Cette vallée du Haut Bréda qui comptait plus de 2 200 habitants au début du XIX° siècle, n’en comptait plus que 800 à la fin du siècle.

Par hasard, nous avons retrouvé des documents parlant de personnes parties en Algérie pour devenir « colons agricoles ». Nous avons recherché quelles étaient ces personnes et dans quelles régions d’Algérie elles étaient parties.

Comment pouvait-on devenir « colon agricole » ?

Après la prise d’Alger en 1830 et le départ du Dey, représentant de l’Empire Ottoman, l’État Français avait considéré que toutes les terres appartenant à l’empire Ottoman étaient devenues sa propriété. Il en fût de même d’autres terres appartenant à des confréries en échange de la liberté de culte. Enfin des terres des tribus qui se révoltaient pouvaient être confisquées.

La France mis en place progressivement une stratégie de peuplement et de mise en valeur du territoire. Les Français, et sous certaines réserve, des européens, se virent offrir la possibilité de devenir « colons agricoles ». 
L’armée, puis plus tard l’administration civile, devait délimiter sur les terres appartenant à l’État Français des implantations de « villages agricoles » et préparer leur construction selon des plans précis. La liste de ces villages avec le nombre de familles pouvant être installée, la surface des terres allouées à chacune et différentes caractéristiques était publiée chaque année, envoyées dans les Préfectures et les Mairies de France.

Les personnes qui souhaitaient devenir colons agricoles faisaient actes de candidatures auprès des préfectures via les mairies en remplissant un dossier de candidature qui était examiné en détail : composition de la famille ou des familles, capitaux disponibles, compétences agricoles, village d’implantation souhaité. L’instruction du dossier pouvait durer un an ou plus.

Si la candidature était retenue, le candidat se voyait attribuer une « concession » composée d’un lot urbain et d’un lot de jardin dans le périmètre du village pour y construire sa maison et cultiver son potager et un lot « rural » pouvant aller de 10 à 60 hectares pour produire. Ces terrains étaient la plupart du temps à défricher pour mise en culture. 

Le « colon » devait s’installer avec sa famille dans les 6 mois, y demeurer en permanence et remplir un certain nombre d’obligations fixées au bail provisoire. Quand les obligations étaient remplies, au plus tard dans les trois ans, le « colon agricole » signait un bail définitif et devenait ensuite propriétaire.

Progressivement, nous avons identifié (à ce jour) 95 familles qui avaient demandé une concession agricole. Nous ne connaissons pas encore toutes les suites réservées à ces demandes. Huit autres personnes sont parties pour d’autres motifs. 

Au total, 324 personnes concernées ont été retrouvées.



Communes
Concessions agricoles obtenues
Suites non connues à ce jour
Demandes refusées
Départs pour autres motifs
Total
Familles
Personnes
Familles
Personnes
Familles
Personnes
Familles
Personnes
Familles
Personnes
47
173
45
121
3
20
8
10
103
324
La Ferrière
32
126
23
65
3
20
6
8
64
219
Pinsot
10
30
8
18
0
0
2
2
20
50
Allevard
4
16
8
23
0
0
0
0
12
39
St Pierre
1
1
5
10
0
0
0
0
6
11
La Chapelle du Bard
0
0
1
5
0
0
0
0
1
5
Le Moutaret
0
0
0
0
0
0
0
0
0
0

La première trace de présence en Algérie de personnes de la vallée remonte à 1842 : il s’agit du décès de Jean-Baptiste Raffin-Tholliard, né à Pinsot, à l’hôpital militaire de Mustapha à l’âge de 22 ans, suite à une dysenterie, probablement pendant son service en « Afrique ». 

En 1853, son frère, Pierre Raffin-Tholliard, meurt à l’hôpital militaire de Philippeville à l’âge de 29 ans. Signalons que dans plusieurs demandes d’installations, on trouve des références à un « état de service en Afrique » du chef de famille. Ce sont donc vraisemblablement d’anciens militaires rentrés au pays qui ont parlé des possibilités d’installations.

Puis nous avons retrouvé les actes de mariage d’un François Raffin-Dugens de Pinsot à Assi Bounif en août 1852, mais sa jeune épouse meurt un mois plus tard ; il rentre alors au pays pour se réinstaller à Saint Pierre d’Allevard. 
Puis en 1854, Auguste Gavet se voit délivrer la première concession agricole pour partir avec sa famille, mais suite à une erreur de l’administration, l’attribution est annulée.

Suivront entre 1854 et 1870, 9 demandes émanant toutes du village de La Ferrière et ayant comme objectif l’installation comme « colon agricole » dans la région de Dellys-Rébeval. 

Le premier à partir fut Séraphin Jourdan. Né en 1807, il s’était marié en 1837 avec Françoise Tavel. Fin 1860, il décide de tenter sa chance en Algérie où il avait fait son service militaire. Une concession lui fut attribuée à Rébeval situé à 17 km du port de Dellys.

Il part avec 8 personnes : son épouse Françoise Tavel, ses quatre enfants : Anne (22 ans), Marie Rosalie (20 ans), Pierre (14 ans) et Marie Marguerite (9 ans), une nièce, Marie Euphroisine, et son mari Séraphin Sadoux, mariés en janvier 1859 et Maxime Rey, un célibataire de 37 ans, du hameau de La Bourgeat.

Les travaux d’installation - construction d’une maison, défrichage et mise en exploitation des terres - sont conduits rapidement, compte tenu du nombre de personnes en âge de participer à ces travaux (8). Dès le 26 juin 1863, le service des Domaines constate que « le Sieur Jourdan Séraphin a réalisé tous les travaux prévus à l’acte de concession ». Il devient alors titulaire du bail définitif.

Les deux ainées se marient en Algérie avec des fils de « colons ». Son épouse Françoise décède le 13 mai 1870 à Rébeval. Puis un drame se produit le 17 avril 1871 : l’insurrection des tribus kabyles de la région de Dellys débute par une « nefra » (manifestation de mécontentement agressive) sur le marché de Rébeval. 
En réalité, elle avait pour but d’effrayer les colons et les faire partir. Dès que le calme fut rétabli, les notables indigènes vinrent trouver les colons et leur expliquer que des tribus rebelles commençaient à assaillir les fermes de colonisation proches et à massacrer les colons. 
Les notables les engageaient à partir au plus vite. Les colons mirent à la hâte sur des voitures leurs affaires les plus précieuses et partirent pour Dellys, à l’exception de 9 d’entre eux qui voulurent rester pour défendre le village.

À la fin de l’insurrection, le 2 juin 1871, Pierre Rey et Pierre Piolle, respectivement garde champêtre et commissaire de police à Dellys, vont à Rébeval et retrouvent les « restes mortuaires » des 9 colons. Parmi eux, se trouvaient Séraphin Jourdan et Maxime Rey.

La paix rétablie, une vingtaine de familles se réinstallent à Rébeval, dont les trois enfants de Séraphin, sa nièce et son mari. Au début de l’année suivante, François Rey, 53 ans, un frère de Maxime, lui aussi célibataire, les rejoint. 
Il fallut reconstruire les maisons et installations, pillées ou incendiées pendant l’insurrection. Les colons furent partiellement indemnisés. Puis la vie reprit son cours, la famille fit souche à Rébeval puis à Isserbourg :

·        Anne et son mari Pierre Fallière obtiendront une concession à Rébeval en 1886.

·    Pierre épousera, en février 1872, Rosalie Alazet, fille d’un colon originaire de l’Ariège, installé au T’Nin, hameau voisin de Rébeval. Trois enfants naîtront à Rébeval.

·        Marie Marguerite épousera, le 22 mars 1873 Guillaume Lauvergnat, originaire de Paris, âgé de 35 ans, colon à Rébeval. Elle décédera « en couches » le 30 octobre 1875.

·        Marie Euphrosine et son mari Séraphin Sadoux ouvriront une épicerie à Rébeval. Mais Séraphin décède le 19/02/1873. Marie-Euphrosine se remarie en mars 1874 avec Théodore Turc qui obtient une concession sur Isserbourg.

·        François Rey se mariera, en 1877, à 58 ans, avec Charlotte Carpentier, veuve Brocard, 57 ans. Ils auront chacun une concession à Kouanine, commune voisine de Rébeval.

·        Marie Rosalie, mariée avec Jean Lescure s’installeront avec leurs enfants à Cherchell, sur une concession qu’ils obtiendront en 1877.

Pendant la guerre de 1870 et les troubles en Kabylie, aucune demande de concession, émanant de la vallée du Haut Bréda, ne fut enregistrée. 
Les demandes reprirent fin 1873. Mais, à une exception près, celle de Régis Raffin de Pinsot, refusée en 1874 pour insuffisance de ressources, elles n’émanent que de La Ferrière jusqu’en 1880. 
En effet, suite à la perte de l’Alsace et de la Lorraine, la famille Schneider qui avait vu ses ressources en minerai sensiblement amputées, fit remettre en exploitation des mines à Pinsot où la population se stabilisa. Des mines et haut-fourneaux furent relancés à Allevard et Saint Pierre d’Allevard, générant une augmentation de la population. Mais aucune exploitation ne reprit à La Ferrière qui continua à se dépeupler.

Joseph Rey, frère de Maxime (tué à Rébeval) et de François (venu rejoindre les Jourdan début 1872), obtient une concession à Isserbourg en octobre 1876, sur laquelle il s’installe avec son épouse Marie Tavel et leurs 6 enfants. 
Malheureusement, il tomba malade et dut rentrer à La Ferrière quelques mois plus tard, laissant sur place ses trois aînés pour terminer les travaux prévus au bail provisoire. La force de travail que représente une famille comptant 6 personnes en âge de travailler en continu et 2 enfants plus jeunes qui aident, permet, comme pour les Jourdan, de réaliser l’ensemble des travaux de mise en exploitation assez rapidement.

L’aîné Jean Joseph s’occupera de la concession, le temps d’avoir le bail définitif début 1879, bail qu’il cédera avant de rentrer lui aussi à La Ferrière. 

Ses deux frères François Hyppolite et Pierre restèrent en Algérie :

·      le premier se marie en novembre 1880 avec Clémentine Roy à Blad-Guitoun où il s’installe. Malheureusement, il y décède en novembre 1880, à l’âge de 25 ans, 10 mois après son mariage.

·    le deuxième se marie en 1885 avec Sylvie Godart à Ben-Choud (3 km de Rébeval) où il décède en mai 1889 à 35 ans, chez son beau-père.

Mounier Barthélémy formule sa demande en septembre 1874 pour Kouanine. Il obtient une concession de 57 ha en mai 1875 et s’y installe avec son épouse et ses deux enfants de 25 et 22 ans. Il obtiendra le bail définitif le 7 juin 1879. Son fils Étienne Joseph ayant obtenu sa propre concession à Zaatra (proche d’Isserbourg), le bail est cédé et il rentre à La Ferrière.

Ramus François Maxime était maire de La Ferrière depuis 1865. Fin 1875, il obtient une concession à la Zaouïa des Beni Slyem (29 km de Rébeval) pour y installer son fils Adolphe, alors âgé d’une vingtaine d’années. 
Le père et le fils partent, mais, quelques mois plus tard, le père rentre à La Ferrière car son propre père a eu une attaque cérébrale et est retombé en enfance. Adolphe se retrouve seul pour exploiter la concession, ce qu’il n’arrive pas à faire. 
Il survit en empruntant et ne peut rembourser ses créanciers. Il s'adonne à la boisson. Fin octobre 1878, le fils est hospitalisé sur instruction de l'administrateur civil, pour une "bronchite", puis à nouveau le 12 décembre 1878. Il décédera le 04 janvier 1879 à l’hôpital militaire de Dellys.

Ramus François Joseph, boulanger, puis aubergiste à la Ville et cultivateur, marié avec Marie Angélique Tavel, avait effectué son service militaire en « Afrique ». Il prend possession d’une concession à Kouanine le 18 mai 1875 sur laquelle il devait s’installer avec son épouse, leurs trois enfants et son beau-frère Joseph Tavel.

La taille des concessions varie de manière importante : de 15 ha pour la concession de Jourdan à 64 ha pour celle-ci. Cela tient à la qualité des sols. L’un des pièges dans lesquels de nombreux colons se firent prendre, notamment avec les concessions de grande taille, a été la nécessité de bonifier tout ou partie des terres avec des engrais. 
Les colons venus avec un trop petit capital ou pas assez de personnes en mesure de travailler dur, ne pouvaient obtenir une exploitation rentable et devaient vendre puis partir chercher du travail dans des villes ou rentrer au pays. Ce fut le cas de François Joseph qui était venu avec son seul fils aîné au lieu de toutes les personnes annoncées : épouse, beau-frère et trois enfants en âge de travailler. Ne pouvant payer ses dettes, le bail est cedé.

Coquand Jean, de Pinsot, installera en 1883, une concession à Aïn Zaouïa avec son épouse Gavet Jeannette et leurs enfants Pierre et Henri. 
Les deux enfants deviendront instituteurs, Pierre à Birkhadem près d’Alger où il se mariera en 1898, Henri à Alger où il se mariera en 1899. Les actes de mariage indiquent que le père réside à Birkhadem. La concession avait donc été revendue à une date non connue. Mais toute la famille est restée en Algérie.

Enfin, signalons trois demandes sans suite :

.   Tavel Pierre André, beau-frère de Séraphin Jourdan et oncle par alliance de Pierre Fallière, demande une concession à Rébeval le 5/12/1880 ou à défaut Takdempt pour être proche de sa famille. 
L’administration lui fait savoir qu’il n’y a pas de possibilité sur Rébeval et que Takdempt n’est pas encore prêt et qu’il doit reformuler une demande plus tard. À ce jour, nous n’avons pas trouvé de nouvelle demande.

.   Jourdan Léopold, neveu de Séraphin Jourdan et frère de Marie Euphrosine demanda une concession à Takdempt, mais elle fut refusée, car il avait mentionné comme profession « négociant à Grenoble », ce qui ne satisfaisait pas au premier critère d’éligibilité : être agriculteur.

Chassande-Baroz Joseph, demanda également une concession dans la région, mais il y eut un refus pour un motif que nous ne connaissons pas.


Bilan de ces premières tentatives d’installation: 

Sur les onze premières demandes émanant de la vallée du Haut Bréda : 4 ne sont pas acceptés, 7 donnent lieu à une attribution de concession dont 3 à des chefs de famille ayant « servi en Afrique ». Sur les 7 concessions attribuées, 1 n’a pas été prise après attribution, 4 ont été revendues, 2 seulement ont été conservées par les preneurs puis leurs enfants.

Sur 31 personnes (hommes, femmes et enfants) parties pour l’Algérie :

·      7 auront des destinées tragiques : 2 assassinats, 5 morts prématurées sans descendance.

·      11 rentreront au pays : 7 suite à problèmes familiaux ou santé du chef de famille, 4 après revente contrainte des concessions (échecs).

·   7 resteront en Algérie en exerçant un métier non agricole (instituteur, épicier, garde champêtre).

·   6 seulement resteront agriculteurs ou conjoints d’agriculteurs ayant leurs propres concessions,

S’installer durablement en Algérie, comme « colon agricole », n’était donc pas aussi facile que dans les rêves. Parmi les nombreuses demandes de concessions ultérieures, le succès aura-t-il été plus souvent au rendez-vous ? Réponse l’an prochain.


Cet article a été rédigé avec le concours de l’association GAMT et, plus particulièrement de M. Charly Guibbaud, son trésorier,  né à Rébeval.

Ces recherches sont effectuées dans le cadre des activités de l’Association du Haut Bréda et des 7 Laux qui publie chaque année une revue sur l’histoire et la vie actuelle de la Vallée du Haut-Bréda.
L’histoire de cette émigration vers l’Algérie a déjà fait l’objet de deux publications dans le n° 22 (juillet 2014) et le n°23 (juillet 2015). Il est prévu de publier la suite dans les numéros des années suivantes.


La liste des familles qui ont demandé à partir peut être obtenue auprès de :

Bernard Giraudy – Les Burdins 38580 LA FERRIERE

Téléphone : 04 76 97 51 00

le bureau de l'AMPA et la galette tradionnelle

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